Les corbeaux habitent la ruine de mon esprit. — Ashton

LES CORBEAUX HABITENT LA RUINE DE MON ESPRIT.

⎢Ashton Moor⎢

Deux jours que j’étais là – peut-être moins, d’ailleurs – et ils me semblaient avoir duré une éternité. Ils avaient eu le culot de me donner l’un de leurs emplois du temps stupides. Espéraient-ils me faire plier ? N’étais-je pas libre ? Pas avant mes dix-huit ans m’avait-on répondu. Eh bien. Une année à attendre. Une année de plus à sécher les cours. N’était-ce pas ce que j’avais déjà fait ces dernières années ? Quelle bande de minables.

Mes tempes bouillonnaient sous mes mains et j’avais beau me plier en quatre, adossé au mur, rien n’estompait la douleur. Il me fallait de l’alcool, de quoi épancher ma soif. Mais je n’en trouvais pas. S’il n’y en avait pas ici ? Tous mes membres tremblaient. Comment avais-je pu me traîner jusqu’ici ? Pour quoi faire ? Aucune idée. J’espérais peut-être trouver un placard oublié sur le toit, ou prendre l’air, je ne sais plus. La sueur détrempait mon T-shirt, contrebalançant avec la chaleur qui enflammait mes paumes. Des tâches noires embuaient ma vision comme des dizaines de corbeaux. Mes corbeaux. QU’ILS ME LAISSENT EN PAIX. J’avais crié. Je n’en suis plus si sûr. Avais-je encore la force de crier ?

Quelque chose grinçait pas loin, encore et encore. Un bruit régulier, étrange, angoissant. A présent, j’avais froid, des sueurs glacées. Quelle bestiole m’observait, cachée là ? Je retins mon souffle et le chuintement s’arrêta. Puis reprit. Mes dents, c’étaient mes dents qui claquaient. Je ris, d’une manière hystérique, sinistre. Je dû m’y prendre plusieurs fois avant de réussir à glisser une clope entre mes lèvres, d’avantage encore pour l’allumer. Mes doigts sentaient la chair brûlée mais j’étais trop heureux pour m’en soucier, trop heureux d’aspirer ces faibles goulées de fumée. Entre temps, le ciel s’était assombri, le vent avait commencé à souffler et il ne restait bientôt plus que ma petite lanterne d’espoir pour éclairer la scène. Des pas s’approchèrent, le claquement de la semelle sur le béton sonnait double, comme si le nouvel arrivant remontait du plus profond d’un puits. Un puits sans fin.

S’efforcer de calmer ses palpitations, lever la tête, glisser un regard venimeux – celui que tu sais tellement bien faire, à mi-chemin entre le loup et la vipère – à l’ombre. Qui est-elle ?

CERTAINES PERSONNES AIMENT TELLEMENT LES ENNUIS QU’ILS VONT EXPRÈS À LEUR RENCONTRE.

Sa voix brise mes tympans, comme s’il avait hurlé, comme la plainte suraigüe d’une bouilloire. Pourtant, c’est à peine s’il a murmuré. Mes oreilles sifflent incessamment et, par instinct, j’y plaque les mains. La cigarette m’échappe sans que je le remarque. Oui, oui, je vais bien, parfaitement, je suis en pleine forme, je suis prêt à courir un marathon, n’est-ce pas visible rien qu’au fond de mes prunelles ?
Je lève la tête, histoire de distinguer un peu l’autre, et lui adresse un signe affirmatif. Un brun, comme moi, nonchalant, fumant. Pff. Certainement un de ces bourges rebelles et pathétiques que j’avais jusqu’alors croisés.
Peut-être avait-il de quoi me dépanner en matière de came ? De quoi soulager mes démons ? Je puise mes dernières forces pour m’asseoir d’une manière plus digne puis, je tends un bras tremblant pour ramasser mon bien à la lueur vacillante. Je soupire quand la fumée franchit à nouveau mes lèvres. Le calme me regagne quelques instants, je me détends tout en sachant que je ne tiendrai pas sans boire ne serait-ce un jour de plus dans cette prison. Ma voix grince.

- T’es qui, toi ?

IL EST TOUT À FAIT PROBABLE QUE JE SOIS DEVENU FOU.

A lui de le demander ? Mais pour qui il se prend le glandu ? Je l’aurais volontiers étalé, là par terre, sans un seul préliminaire. Si seulement j’avais pu. Pour le moment, c’était moi qui jonchais le sol comme une ordure, un déchet en manque. Oh, il n’avait qu’à faire le malin, arriverait bien un moment où je serai plus en forme. Il n’avait qu’à me regarder comme on mire une loque, ça me laissait de marbre. Fin observateur, le machin, je ne suis pas du coin. Pourtant faudra qu’il s’habitue à ma gueule, je risque de rester dans son petit monde un certain temps. Putain, ils m’auront plus.
Les sirènes sont mortes ce soir. Leurs corps s’envolent dans la fumée, comme des papillons que l’on aurait repoussés. C’est tout mon idéal qui se tire d’un battement d’aile, du marqueur noir sur mes désirs. Au final, le type, n’est-il pas qu’un fantasme de ma cervelle ? Un dernier espoir, un compagnon dans la torpeur ? Conscience à la con, j’ai rien demandé à personne. Le fauve en moi rugit et je me jette sur cette image. Son cou me sert de balancier. Tout ce qu’il a de plus humain. Je fais quelques pas en arrière ou peut-être est-ce lui qui se dégage. Je ris. J’ai besoin, tellement besoin de boire.